Les camps de réfugiés sont dispersés aux quatre vents de la terre arabe, de son Maghreb le plus extrême à son Machreq le plus proche : la nation arabe tout entière est démembrée à ciel ouvert !
D’un pays à l’autre les chiffres varient, mais ils sont des millions d’hommes et de femmes, de vieillards et d’enfants ; certains, repliés sur eux-mêmes, s’abîment dans les spectres de leurs souvenirs, suivant d’un regard vide les volutes de fumée de leurs cigarettes. Les femmes, quant à elles, s’affairent à balayer le sable (ou la neige, c’est selon la saison), à nettoyer le pourtour de la tente, autant que possible. Et lorsque les fourgons de la complaisance internationale ou arabe apparaissent à l’horizon, tout le monde accourt et s’y agglutine, chacun arrache sa part de charité avant qu’un autre ne s’en empare…
Dans l’imaginaire des Arabes en général, le spectacle de ces cortèges de déracinés, disséminés en des lieux improbables, en attente d’improbables solutions, était l’apanage des Palestiniens, en leur qualité de premier peuple arabe expulsé de sa terre par l’occupation israélienne et la barbarie de ses gangs armés. Condamné à l’errance vers un avenir indéterminé, seul le Palestinien était ainsi sommé de gommer sa patrie, son nom, son identité et son appartenance.
Aujourd’hui, l’expulsion des Arabes – la veille encore citoyens de leurs villes, villages et hameaux – est un fait global ; ce n’est plus une spécificité du peuple palestinien car la plupart des Arabes se retrouvent happés dans un même engrenage, Syriens, Irakiens, Libyens, Yéménites, Mauritaniens, Soudanais, Sahraouis et certains Tunisiens du Sud… Tant que les richesses nationales sont pillées, il n’y a pas de différence entre les ressortissants d’un ?tat riche en pétrole et ceux d’un ?tat pauvre qui ne peut assurer leur subsistance.
Il n’est pas besoin de questionner les causes de l’exode en masse de ces familles – par centaines de milliers, parfois par millions – loin de leurs foyers, vers les camps où abondent les dons et les aumônes, avec eux l’humiliation, la perte de dignité et la nostalgie de la patrie. Mais il convient de souligner que lesdites familles regrettent jusqu’à la sécurité de l’?tat qu’elles ont fui – un ?tat qui exerçait sur ses citoyens sa « toute-puissance » mais qui, soudain, a dévoilé sa faiblesse face à son peuple en insurrection et s’est effondré.
Par le simple fait de continuer à habiter leurs villes et villages, les insurgés se sont retrouvés, ainsi que leurs familles, sous la menace des assassinats, des dévastations et de la famine. Ils fuient donc une mort certaine sous les bombardements, les raids de l’aviation, les charges explosives, les balles des francs-tireurs. Ils fuient aussi les épées de moudjahidin surgis soudain de terre, et qui se sont assigné l’objectif de convertir les croyants, principalement des musulmans, accessoirement des chrétiens, à la vraie religion…
Ils fuient, les yeux noyés de larmes au souvenir de la destruction de leurs domiciles, de pauvres masures parfois mais qui constituaient leur monde familier et les abritaient, eux et leurs enfants.
Dans les camps dressés à la va-vite, tout près des frontières de leur pays, ou même encore à l’intérieur de leur ancienne patrie, dans ce qui a été appelé « zones de sécurité », on vient les recenser, enregistrer leurs noms, méticuleusement, souvent par le biais d’un interprète… Puis on les divertit par des apparitions de stars de cinéma ou de pontes de la politique internationale qui viennent prendre des photos souvenirs en leur compagnie ! Celui-ci cajole une petite fille, puis il la porte dans ses bras, celui-là s’adresse à un enfant dans une langue que ce dernier ne peut comprendre sans l’aide d’un interprète. Après enquête et vérification, on remplace leurs noms par des numéros, qu’on enregistre sur des cartes qu’ils présenteront aux « administrateurs », pour qu’on leur distribue des rations de nourriture, du thé, du sucre, des couvertures, et qu’on leur attribue la tente dans laquelle ils pourront – dorénavant – se reproduire.
Les camps se transforment en ersatz temporaires de la patrie, les « organisations internationales » remplacent « l’?tat » par procuration. Les étendards qui illustraient les rêves d’abolition des frontières s’effilochent, pavant la voie à l’instauration du futur ?tat uni autour des bannières noires, sur lesquelles on peut lire la chahada, la profession de foi rappelant qu’il n’est d’autre dieu qu’Allah et que Mahomet est son prophète… Les fidèles sont sommés de confirmer cette foi qu’ils ont bue pourtant avec le lait maternel, de génération en génération, avant même de savoir lire et écrire, eux qui – conformément aux prescriptions – font leur prière cinq fois par jour. Les « nouveaux missionnaires » accusent d’hérésie tous ceux qu’ils considèrent comme les pratiquants d’un islam douteux, tels les chiites, les alaouites, les ismaéliens et les druzes. Ils condamnent également les « musulmans du régime » et tentent de déraciner les chrétiens d’une terre où ils vivaient déjà bien avant l’islam, et qu’ils ont continué à occuper après son avènement et sous ses auspices, sans être forcés de rejeter leur religion à son profit.
La carte des alliances politiques se modifie. Le peu qu’il est resté des partis laïques chancelle partout dans la grande nation. La terreur se répand dans les sphères gouvernantes, les rendant encore plus féroces. Dans les rangs des gouvernés, c’est la poignante révélation d’être devenus des sans-logis, sans personne pour les protéger ou les héberger, car les liens de fraternité seuls ne suffisent plus pour supporter le fardeau de milliers de déplacés et de déracinés.
Ces millions d’Arabes qui vivaient en sécurité dans leurs foyers, indépendamment de l’opinion qu’il avaient de leurs dirigeants et oppresseurs, se sont donc transformés en vagabonds… Des vagabonds répartis dans des milliers de tentes bleues, qui attendent les convois des organisations internationales, lesquelles tiennent dorénavant leurs vies entre leurs mains, attribuant à chacun un numéro qui prendra la place de son nom et de son prénom, un numéro de tente qui représentera son lignage, une ration de vivres proportionnelle au nombre des membres de sa famille.
Les tentes bleues se dressent partout, consacrant l’effritement du concept même d’?tat dans la plupart des régions du Machreq arabe, du Damas des Omeyyades au Bagdad des Abbassides, jusqu’à Sanaa et au barrage de Ma’rib, dans le royaume de Balkis, reine de Saba… Et cette tragédie se déroule pendant que les tentes royales climatisées savourent leurs exploits : elles ont achevé leurs ?tats adversaires, par le jeu politique, confessionnel et sectaire ; elles peuvent désormais vivre en sécurité à l’ombre d’un islam protégé par les drones américains, ou par des armes bien plus dévastatrices, si cela s’avère nécessaire.