De la liberté d’expression et de l’avenir du journalisme au Liban
Il m’est difficile, lorsqu’on me demande de parler de la liberté de la presse et de la liberté d’expression en général, de me focaliser sur les seuls points douloureux. Il me serait bien plus aisé de déclamer fièrement une quelconque allocution un peu pompeuse sur le sujet. Mais il se trouve que je hais l’hypocrisie, la mythomanie et la prétention.
Le fait est que nous vivons dans un petit pays dont le système politique constitue une exception ; dans la mêlée des slogans de sa classe politique, au pouvoir comme dans l’opposition, chacun est d’accord pour dresser un même état des lieux : le chien aboie, la caravane passe. C’est en ce sens que la liberté d’expression est au Liban sans doute absolue, mais en théorie seulement. Parce que la liberté de décision, elle, est ailleurs.
La crise de la presse écrite
Le journalisme, nul ne l’ignore, ne se résume pas à l’art d’écrire, à l’habileté à choisir ses sujets ou encore au courage de critiquer. Il constitue, par bien des aspects, une véritable industrie. C’est parce que nous n’écrivons pas sur l’eau que nous avons besoin d’imprimeries, d’équipes de rédaction, de papier, mais aussi d’équipements modernes et coûteux, l’usage de ces derniers ayant eu pour triste conséquence de réduire bien des plumes au chômage, et d’entraîner la disparition de bien des traditions du métier.
Le journalisme est aussi une industrie parce que, pour atteindre son lectorat, un journal doit impérativement passer par des agences de distribution, des librairies, des vendeurs… Tout cela a un prix, mais il reste modique comparé au coût élevé de la production. Il en résulte une disproportion entre le coût de la production et le prix de vente. La publicité n’est pas en reste ; la plupart du temps étrangère et créant des monopoles, elle s’affiche à la solde des différents intérêts et convoitises.
Lors de la commémoration du souvenir des martyrs de la profession, au cours de la Journée mondiale de la presse, les dizaines de vétérans auxquels le syndicat avait choisi de rendre hommage pour fêter le jubilé d’or de leur entrée en fonction, offraient le spectacle, douloureux et pitoyable, de têtes ployant sous le double fardeau de la vieillesse et de la solitude. Nos journaux périclitent non seulement à cause de l’invasion des nouveaux moyens de communication, qui atteignent toutes les strates de la société, mais aussi et plus fondamentalement, à cause de la décadence de la politique et de l’action nationale, de la prolifération des partis politiques, de la misère des syndicats transformés en vitrines communautaires, confessionnelles ou partisanes, tout comme les unions syndicalistes nées au forceps.
Je ne suis point amateur de lamentations et d’éloges funèbres, encore moins nostalgique d’un passé révolu. Mais force est de reconnaître que le journalisme est aujourd’hui confronté à un péril existentiel. Ce qu’il fut longtemps d’usage d’appeler « opinion publique » a disparu, remplacé par un ensemble d’opinions particulières propres aux différentes factions et à leurs chefs. Il en résulte que chaque confession religieuse a désormais son journal. L’opinion publique se divise une première fois, puis une deuxième, jusqu’à se scinder en autant de parties qu’il y a de confessions religieuses au Liban. Or, l’opinion publique est le véritable garant du journalisme ; elle lui confère sa raison d’être, c’est pourquoi ses divisions et son éparpillement confessionnel le fragilisent si fortement.
Il n’y a point de journalisme là où il n’y a pas de vie politique. Il n’y a point de journalisme là où la société est déchirée par le confessionnalisme et le communautarisme.
Nous luttons contre la mort en misant sur nos rêves de changement.
Mais les nouvelles générations ne lisent pas. J’appartiens à une génération pour laquelle la lecture du journal relevait à la fois du devoir et du plaisir, et revêtait l’intimité d’une habitude quotidienne. On lisait son journal au même titre qu’on se lavait le visage ou qu’on prenait son petit déjeuner.
Les relations internationales et intercommunautaires forment un jeu d’influences réciproques et de rapports de forces. Dans le système original qui est le nôtre, à la fois parrainé par des forces extérieures et régi de l’intérieur par des intérêts confessionnels sur lesquels les ingérences extérieures prennent appui, le journalisme ne jouit pas d’une position confortable.
Nous continuerons à faire paraître nos journaux jusqu’à notre dernier souffle
Le journalisme n’est pas qu’une plume entre les mains de penseurs, prophètes de lendemains meilleurs. C’est un ensemble d’institutions onéreuses, le coût constituant incontestablement la porte d’entrée par laquelle s’infiltrent le pouvoir et l’argent. Il faut donc se battre sur tous les fronts lorsqu’on est épris de liberté et d’indépendance.
La liberté d’expression est garantie par la constitution. Mais le pouvoir est plus fort que la constitution. Le confessionnalisme l’est davantage. Et le capital plus encore. Quant à la sujétion confessionnelle, elle supplante à elle seule l’impact de nos écrits, de nos idées et de nos rêves réunis.
Aujourd’hui, nos jeunes ne lisent plus. C’est sans aucun doute, pour le journalisme, le danger le plus imminent, dont les effets destructeurs dépassent ceux de l’hégémonie du capital et du monopole du marché de la publicité.
Aussi aurait-il été plus décent de célébrer « le martyre » du journalisme comme institution culturelle et intellectuelle, comme tribune pour les opinions antagonistes, comme phare qui, du Liban, rayonne sur l’ensemble du monde arabe.
Toutefois, la vie est plus forte. Plus forte aussi est la foi en l’homme et en sa capacité à construire un avenir meilleur. Plus fort est l’espoir pour nous de recouvrer notre pays, l’?tat et la vie politique par les débats sur les principes, les idées, les revendications, les aspirations.
Nous continuerons donc à faire paraître nos journaux jusqu’à notre dernier souffle, si profonde est notre foi en la liberté, elle qui constitue le fondement ontologique de ce petit pays et dont la fin entraînerait inéluctablement la nôtre.