C’est par le livre que ma génération s’est introduite à Beyrouth, cette cité enchanteresse qui continue à nous enseigner la lecture. Et on en redemande, dans l’espoir qu’en sachant plus, nous pourrions comprendre mieux et trouver notre chemin vers le futur.
Entre l’école et l’université, entre le café et le restaurant, entre la maison et les chambres miteuses à petits loyers juchées sous les toits, il y a toujours eu, pour les jeunes gens issus de la poussière des capitales ou des blés verts de nos campagnes, des promesses éternelles de livres sur les trottoirs.
Les bibliothèques n’étaient pas nombreuses, les maisons d’édition non plus, et l’insuffisance de nos piastres ne pouvait prétendre à l’achat de ces livres aux couvertures pourtant banales, mais où brillaient les noms poétiques de leurs illustres auteurs.
Les livres qu’on achetait, après d’autres qui les avaient maintes fois lus avant nous, nous offraient à foison leurs sujets et leurs titres. C’étaient des romans de passion ou d’amour, dont les dernières lignes étaient escamotées, nous privant de la jouissance du dénouement. Il y avait les biographies, les livres historiques ou encore les romans policiers. Plus rares, voire presque inexistants, étaient les essais politiques, ou les mémoires de personnalités célèbres qui avaient opéré des changements et initié des événements majeurs ; s’il nous arrivait d’en trouver un ou deux sur le trottoir du libraire, des pages entières en manquaient ou ils étaient considérablement abîmés.
Les plus importantes imprimeries se trouvaient au Caire : Dar al-Maâref, Dar al-Hilâl, et par la suite, Dar al-Qawmiyya, qui nous a inondés d’une profusion de livres et de sujets, certains traduits, avec de nombreuses autobiographies, mais aussi des ouvrages de philosophie, de psychologie et d’art.
Damas rivalisait avec Alep dans le domaine de la publication, mais il fallait aussi compter avec Bagdad et ses trésors cachés de poèmes, de romans et d’études sur le patrimoine.
Certains trottoirs, dont les plus fréquentés se trouvaient en face de l’immeuble Azariyyé, au cœur de Beyrouth, ou dans les alentours de l’Université américaine, se sont transformés en expositions permanentes de livres hétéroclites, dont la majorité était déjà passée de main en main, et dont quelques-uns seulement n’étaient pas lacunaires et possédaient encore toutes leurs pages. L’on pouvait parfois deviner l’identité de certains lecteurs grâce à leurs annotations dans les marges. C’était un réel plaisir de lire les commentaires ou les notes de celui qui avait lu le livre avant nous… Certains avaient même inscrit des pensées, imaginant peut-être les reprendre un jour.
Vers la fin des années cinquante, Beyrouth s’imposa à l’ensemble du monde arabe dans les domaines de l’édition et de la publication. Des conflits politiques s’étaient instaurés entre ceux qui s’imaginaient être les défenseurs de la conscience du peuple et de ses aspirations, et ces ?tats qui, directement ou au travers d’hommes d’?tat liges, voyaient dans les appels au changement une volonté d’hégémonie égyptienne camouflée sous la bannière de l’arabisme.
L’arabisme semblait pouvoir se ramasser en un seul ?tat depuis la naissance de la République arabe unie, suite à la proclamation de l’union entre l’?gypte d’Abdel Nasser et la Syrie, celle-ci assiégée par de fortes pressions occidentales, sous couvert des alliances étrangères (le pacte de Bagdad, le projet Eisenhower…). ?clata alors la guerre politique, dont les armes favorites étaient la culture en général, et l’information en particulier.
Par voie de conséquence, la presse et les maisons d’édition, au Liban, furent dynamisées : de nouveaux journaux et revues politiques apparurent, de nouvelles tendances culturelles émergèrent, pro-arabes ou pro-occidentales, modernes ou fumistes, traduites ou retranscrites. La poésie se divisa en deux parties : classique et moderne, du moderne en prose sans rythme, ou du rythmé sans rimes, voguant au gré des nouvelles vagues culturelles venues des capitales occidentales.
Beyrouth avait des allures de Caire et de Damas. En même temps, un autre front s’y affirmait, celui du Bagdad de Nouri el-Saïd, puis un troisième, celui de l’Arabie saoudite et du Koweït.
(…) Il n’est pas présomptueux de dire que Beyrouth est actuellement l’imprimerie et la maison d’édition principale du monde arabe.
Des dizaines de maisons d’édition y ont proliféré, en association ou en collaboration avec des maisons algériennes ou marocaines, sans oublier que certaines maisons égyptiennes ont ouvert des succursales ou se sont associées à des maisons libanaises, ou encore ont carrément adopté l’identité libanaise pour des raisons politiques.
D’autre part, de nombreuses compagnies ont été créées, associant des maisons d’édition occidentales (françaises, allemandes, italiennes ou britanniques) à des maisons libanaises, si bien que les imprimeries de Beyrouth fonctionnent à plein régime…
Il n’est pas non plus présomptueux de dire que plus de mille publications périodiques (munies de leur permis de publication) paraissent actuellement à Beyrouth, dont la plupart à un rythme hebdomadaire, traitant de sujets artistiques ou sociaux ; d’autres ont une périodicité mensuelle, quand certains paraissent au gré du vent, rapportant des événements mondains, à l’affût des soirées et cocktails de personnalités en vue, des stars de la chanson boiteuse et de leurs vidéo-clips en conserve.
Certains magazines sont publiés dans le but d’être exportés : ils sont soit rédigés à Beyrouth pour des gens du Golfe, soit rédigés dans les pays du Golfe pour être ensuite publiés à Beyrouth, là où il n’y a ni censure ni restrictions, puisant leurs sujets à tous les râteliers sans jamais les épuiser, à peine de quoi titiller le palais des lecteurs.
Beyrouth, Capitale permanente du Livre.
Dans un passé récent, elle représentait la rue nationale arabe, que les manifestants des causes arabes justes pouvaient occuper.
Il est dommage que les guerres civiles et les scissions communautaires et sectaires aient fermé cette rue, la transformant en ferment de crainte pour le présent et l’avenir.
Et pourtant… Beyrouth, ce forum intellectuel et littéraire, cette maison d’édition, cette imprimerie, ce livre, ce journal du matin et cette télévision du soir, continue à briller. Elle ne cesse d’aimanter les rencontres de ceux qui continuent à résister au désespoir et qui, bien qu’accablés par le poids des ans, s’obstinent à faire naître une aube plus prometteuse.
Les maisons d’édition nous servent des livres à profusion, au fil des heures, dans un catalogue riche et varié, même si les expérimentations poétiques et les tentatives d’écriture romanesque y tiennent une place considérable. Mais les livres historiques, les mémoires politiques, les études sociales et économiques s’offrent également en nombre et en qualité, d’autant plus qu’ils s’aventurent au-delà du point de vue local pour englober des points de vue arabe et international.
Beyrouth n’est plus la remplaçante du Caire, de Bagdad ou de Damas.
Elle est toutes ces capitales à la fois. Elle est la fierté des Libanais qui s’enorgueillissent de leurs ancêtres qui ont créé l’alphabet, alors que l’Europe bafouillait encore à la recherche de sa langue.