Elle a le visage faussement innocent du cadeau, celui plus audacieux des pots-de-vin et des dessous de table, celui, plus coupable encore, du vol et de l’extorsion, mais aussi… celui plus sournois du « système », un visage qu’on ne remarque presque plus tant il est inscrit dans le paysage. La corruption a présenté tous ces visages durant la domination ottomane.
1. Cadeaux et bakchichs
La vénalité des Ottomans était bien connue des émirs du Mont-Liban, notamment de Fakhreddine II Maan, combattu en 1613 par une Sublime Porte qui le trouvait bien trop puissant. Réfugié en Toscane chez le grand-duc Cosme II de Médicis, il négocia son retour durant cinq longues années et finit par obtenir l’amân du sultan. Bien plus… la Sublime Porte lui accorda en 1623 le titre de « sultan al-Barr », ce qui signifie littéralement « sultan de la terre ferme », le sultan ottoman portant le titre réservé de « sultan des deux terres et roi des deux mers ».
Comment expliquer ce revirement ? « Certains chroniqueurs rapportent que l’octroi de ce titre extraordinaire au prince libanais lui aurait coûté en cadeaux et bakchichs des sommes fabuleuses » (Boutros Dib, Histoire du Liban des origines au XXème siècle, p. 364). Précisons toutefois que ces cadeaux et cet argent n’empêchèrent nullement les Ottomans de le combattre à nouveau en 1633, de le retenir prisonnier à Istanbul et de l’exécuter en 1635.
2. De chères amitiés
Les Chéhab n’échappèrent pas plus que les Maan à ce genre de pratiques. Atteint d’un mal mystérieux et incurable, l’émir Melhem Chéhab abdiqua en 1758 au profit de ses deux frères Ahmad et Mansour. Le premier avait la faveur du parti Yazbaki et le second celle du parti Joumblati. Ils finirent par se brouiller au retour d’une partie de chasse et par revendiquer chacun le titre d’unique grand émir. Mansour s’était lié d’amitié avec le wali de Saïda, Mohammad pacha al-‘Azm. Il lui envoya de précieux cadeaux assortis de la coquette somme de 10 000 piastres, lui demandant de le confirmer en tant qu’unique gouverneur du Chouf et de lui fournir une assistance militaire. « Ses demandes furent exaucées : le wâlî prit la tête d’une armée et se porta au secours de l’émir Mansour » (Yassine Soueid, Histoire militaire des muqâta‘a-s libanais à l’époque des deux émirats, T.II L’émirat chéhabite 1698-1842, p. 406). Il campa dans la forêt de Beyrouth et, « l’y rejoignant, l’émir Mansour prit courage et marcha en sa compagnie vers Deir-al-Kamar » (Salim Hassan Hichi, Târîkh al ’umara’ al-Chahâbiyyîn bî qalam ahad ’umara’ ihim fî Wâdî al-Taym, p. 102). L’émir Ahmad, abandonné par ses alliés Yazbakis qui s’étaient dispersés, craignant le danger, se résigna à implorer le pardon de son frère. Mansour lui imposa alors de ne plus se mêler des affaires de l’émirat.
Après avoir écarté son frère, l’émir Mansour fit main basse sur la fortune de son neveu l’émir Youssef (fils du défunt émir Melhem) et de ses frères, et confisqua leurs propriétés. Malgré l’intercession bienveillante de l’émir Ali Chéhab (oncle des fils de l’émir Melhem et frère de l’émir Mansour), ainsi que celle de l’émir Kassen Ben-Omar et du cheikh Ali Joumblat, puissant muqâta‘jî druze et meilleur allié de l’émir Mansour, celui-ci refusa catégoriquement de leur restituer leurs biens – pour la simple raison que la fortune permettait de se maintenir au pouvoir en versant de l’argent au pacha ottoman.
3. La pressurisation fiscale
Toutes les provinces de l’Empire ottoman avaient coutume de payer au sultan un tribut appelé mîrî. Au Mont-Liban, le mîrî était perçu par les muqâta‘jîs qui le reversaient au grand émir après en avoir prélevé une partie. Contraint de payer au wali d’Acre la somme fixée et exigée par lui, le grand émir ne réussissait pas toujours à se réserver une petite part de ce tribut. Le système était conçu de telle sorte que le wali puisse réaliser la plus grande marge bénéficiaire, une marge qui pouvait représenter la moitié de la somme totale.
De tous les pachas d’Acre, celui qui reste le plus associé à la pressurisation fiscale du Mont-Liban est, sans conteste, Ahmad pacha al-Jazzar. De 270 bourses en 1772, le mîrî qui ne cessa d’augmenter durant les vingt-neuf années du gouvernement de Jazzar, était passé à 800 bourses en 1804, à la mort du pacha. Le fait est que pour pouvoir conserver son poste de gouverneur d’Acre, le très impopulaire Jazzar était contraint de soudoyer régulièrement les hauts dignitaires d’Istanbul. Cela était, bien entendu, très dispendieux mais le redoutable pacha n’était jamais à court d’imagination pour se trouver de nouvelles rentrées d’argent.
4. Le jeu de la surenchère
Il revenait au pacha d’Acre de confirmer le choix des muqâta‘jîs quant à l’élection du grand émir du Mont-Liban ; seule sa confirmation rendait l’élu légitime. Durant le gouvernement d’Ahmad pacha al-Jazzar, « l’investiture était soumise à un cycle d’enchères » (Toufic Touma, Paysans et institutions féodales chez les Druzes et les Maronites au Liban du XVIIe siècle à 1914, p. 93) et littéralement vendue au plus offrant, pour peu qu’il soit un émir chéhabite. Jazzar exploitait ainsi les ambitions des émirs, favorisant leurs rivalités pour en tirer profit. Il joua à ce jeu très lucratif notamment avec l’émir Youssef Chéhab et le jeune Bachir (futur Bachir II), les considérant comme « deux chevaux en compétition qu’il pouvait diriger à son gré pour détruire le pays et lui soutirer des richesses » (Yassine Soueid, op. cit., p. 526). Empochant l’argent de l’un, il lui remettait la tunique d’investiture, pour la lui retirer dès qu’il recevait une somme plus importante de l’autre. L’émirat était pris, perdu, repris, reperdu… jusqu’à la ruine de l’un des deux émirs… mais la fortune de Jazzar était faite !
5. L’achat du pardon et du pouvoir
Si Ahmad pacha al-Jazzar s’est distingué par sa vénalité et une réputation de « boucher », Daher al-Omar est connu pour n’avoir jamais reçu de nomination officielle. En effet, il fit simplement assassiner son prédécesseur et prit sa place. Habile diplomate, il sut trouver des arguments convaincants pour apaiser le courroux du sultan ottoman. Il lui envoya quelques milliers de sequins et lui écrivit pour lui assurer qu’il était « le sujet très soumis du sultan » (Dominique Chevallier, La société du Mont-Liban à l’époque de la révolution industrielle en Europe, p. 92). Il s’engagea, par ailleurs, à percevoir le mîrî et à le lui verser régulièrement. Son plaidoyer, agrémenté de la somme rondelette qui l’accompagnait, fit un bel effet à Istanbul. De fait, si le principal souci de la Sublime Porte était d’encaisser le mîrî, « elle s’inquiétait médiocrement s’il lui était assuré par les pachas ou par les chefs locaux » (Henri Lammens, La Syrie : précis historique, T. II, p. 104).
6. Deux moutassarrifs malhonnêtes
Après la chute de l’émirat en 1842, la Sublime Porte entreprit d’imposer un gouvernement militaire au Mont-Liban et, afin d’affaiblir le peuple, exploita les sensibilités confessionnelles, dressant druzes et maronites les uns contre les autres. Il ne restait plus qu’à diviser le pays ; mais le système des deux Caïmacamats, voué à l’échec, allait céder la place en 1861 à la Moutassarrifiya. Le Liban était alors reconnu en tant que province ottomane autonome et doté d’un « Règlement organique » dont l’application était garantie par les puissances européennes. De 1861 à 1915, huit moutassarrifs se sont succédé, dont deux se distinguèrent par leur manque d’intégrité :
a) Wassa pacha : Il fut un homme « pressé de s’enrichir et d’enrichir les siens » (Antoine Khair, Le Moutassarrifat du Mont-Liban, p. 91). Lui et son gendre Kupélian ne pensaient qu’à satisfaire leur amour de l’argent. En 1887, « la corruption était devenue telle que l’administration et la justice étaient complètement paralysées » (Boutros Dib, op. cit., p. 660). La population libanaise ne se sentait plus gouvernée, mais systématiquement dépouillée et spoliée. « Bien qu’animé à son arrivée d’une assez bonne volonté, Wassa pacha, faible et mal entouré, devait succomber à ses défauts et donner de son mandat de gouverneur l’image la plus médiocre du Moutassarrifat » (Antoine Khair, op. cit., p. 90).
b) Mouzaffar pacha : (…) Dans son sillage, Mouzaffar pacha allait, sous couvert de réformes, révoquer un grand nombre de fonctionnaires. « Il les réintégra, quelque temps après, dans leurs anciens postes ou dans des postes supérieurs après leur avoir extorqué la rançon fixée… Les postes de l’administration et de la justice se vendaient ainsi aux plus offrants. Les aventuriers, les contrebandiers et les bandits commençaient à infester la Montagne, assurés qu’ils étaient de leur impunité » (Boutros Dib, op. cit., p. 669). L’insécurité de la campagne et des routes aggrava la crise économique dont souffrait le Liban depuis plusieurs décennies et poussa les Libanais à émigrer en masse. Mouzaffar pacha aurait même « violé le règlement en créant illégalement des impôts et en s’immisçant irrégulièrement dans l’organisation et le fonctionnement de la justice » (Antoine Khair, op. cit., p. 94).
Dire que le Liban doit l’apprentissage de la corruption aux Ottomans serait sans doute exagéré… Il n’en demeure pas moins qu’ils y auront contribué pour une large part…
Lamia el Saad est professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université Saint-Joseph et professeur d’histoire à l’université pour Tous. Elle est l’auteur du Bonheur Bleu et d’Effeuillages, ainsi que d’une thèse de doctorat, Le Mont-Liban durant la seconde moitié du XVIIIème siècle.