J’ai grandi et ai été formé par d’éminents professeurs d’histoire, de sociologie, tous des précurseurs qui prônaient l’arabisme, considéré comme l’identité majeure de cette terre et de ses habitants, comme le lien « sacré » entre les populations qui s’étendaient du Golfe à la Méditerranée. Ce n’est que bien plus tard que j’ai constaté que ces « pères fondateurs », dans leur écrasante majorité, étaient des chrétiens… Depuis mon plus jeune âge, la passion de mon père pour la lecture m’avait facilité l’accès à ce monde, lui qui avait grandi presque illettré, mais qui, par un heureux concours de circonstances, s’était fait par la suite des amis parmi les premiers instituteurs de l’?cole publique arrivés à Chmestar, notre village, et s’était ainsi trouvé encouragé à la lecture, affermissant son inclination pour la poésie.
C’est ainsi que, sans l’avoir voulu, j’ai abordé très jeune l’œuvre des géants de la littérature, de l’histoire, et bien sûr, de la poésie. Se sont cristallisés dans ma conscience émotionnelle les noms de Georgi Zaydan, Nassif Al-Yazigi, Ibrahim Al-Yazigi et bien d’autres. ? l’orée de l’adolescence, mes professeurs m’ont fait faire la connaissance du grand maître Boutros Al-Boustany, à travers son journal Nafir Sourya, et celle de Nagib Azoury, avec son ouvrage Yakzat Al-Arab (L’Eveil des Arabes), puis quelqu’un me fit également découvrir Yakzat Al-Oummat Al-Arabiyya (L’Eveil de la nation arabe). Par la suite j’ai lu Nahnou wal Tarikh (L’Histoire et nous) de Constantin Zreik ainsi qu’une partie des ouvrages d’Edmond Rabbath. Adolescent, j’ai aussi été saisi par l’œuvre de Gibran Khalil Gibran et interpellé par ses lettres politiques témoignant de sa fibre nationaliste, c’est-à-dire arabe.
(…) Je me suis de plus en plus intéressé aux livres d’histoire, aux écrits idéologiques et à l’évolution de la pensée de nos illustres prédécesseurs. C’est ainsi que je me suis initié aux œuvres des idéologues qui ont élaboré la doctrine du nationalisme, dont le premier était le leader du Parti social nationaliste syrien, Antoun Saadé, et bien plus tard après lui, Michel Aflak, avec ses thèses autour du Baas et de la nation unifiée. J’ai lu des études où la conscience de l’histoire se mêle à la connaissance de la géographie pour mieux cerner l’identité des peuples et appréhender en profondeur les fluctuations du passé en vue de construire l’avenir. Plus tard, j’ai fait la connaissance du docteur Georges Habache (surnommé « Al-Hakim ») et de ses compagnons de lutte qui, stimulés dans leur quête identitaire par la Naqba de Palestine, ont fondé le Mouvement des nationalistes arabes.
Je me suis peu à peu approprié le concept de l’arabisme légué par les pères fondateurs, ainsi que sa doctrine, qui a été combattue, et l’est encore avec férocité, accusée par certains de ses adversaires d’être l’ennemie de l’islam, et par d’autres, de dissimuler au contraire un islam masqué. J’ai eu peut-être la chance de grandir à une époque de lutte, à la fois contre la colonisation occidentale et l’expansion agressive d’Israël, époque dont l’un des hauts faits glorieux fut l’échec de l’attaque tripartite contre l’?gypte, en automne 1956…
A cette époque-là, mon éveil politique s’accomplissait. J’ai alors constaté, de manière tangible, que ce qui unissait les peuples de la terre arabe était leur histoire commune et que ce qui les divisait au premier chef était la politique, qu’elle soit dictée par l’étranger ou qu’elle résulte de conflits locaux autour du pouvoir.
L’arabisme confronté à l’islam politique
Tous les Arabes, du Machrek au Maghreb, sont attachés à la sauvegarde du Liban, voire de « l’exception libanaise ». Aucun Arabe ni aucun Libanais ne voudrait qu’il se transforme en « ?tat islamique ». En revanche, tous tiennent à ce qu’il demeure une patrie et un havre de sécurité pour tous ses habitants, et pour les chrétiens autant que pour les musulmans… Je suppose que le partenaire musulman libanais ne voudrait et n’accepterait aucune modification de l’identité du pays ou de son mode de gouvernement.
Or de nouvelles « entités », engendrées dans la douleur, menacent les peuples de toute la région, autant dans leur majorité que dans leurs minorités, justement parce qu’a été sapée l’identité unificatrice qui privilégie le nationalisme et la foi en un destin commun, et qui rejette le repli sur son appartenance minoritaire.
(…) La récupération des anciennes thèses de la pensée islamique et l’émergence d’organisations islamistes, salafistes et fondamentalistes, constituent une menace réelle pour la majorité arabe dont la religion est l’islam. Ces mouvements s’acharnent à réislamiser des musulmans qui ne voient pas dans la religion une identité politique, mais un chemin qui conduit vers Dieu. Voilà pourquoi cette écrasante majorité d’Arabes et de musulmans ne sont que des infidèles en puissance aux yeux des fondamentalistes, qu’ils soient Frères musulmans ou salafistes.
La grande majorité du peuple égyptien n’a ainsi pas accepté la gouvernance des Frères musulmans, élevés au pouvoir par un concours de circonstances. Les ?gyptiens sont majoritairement musulmans, mais ils veulent un ?tat civil de pleine concitoyenneté entre musulmans et coptes, ceux-ci ayant été les pionniers dans la fondation des structures constitutionnelle et juridique de cet ?tat, il y a près d’une décennie. De la même manière, en Tunisie, le gouvernement dans lequel les Frères musulmans ont occupé une place de choix, n’avait pas les capacités requises pour durer et s’enraciner dans un pays où la foi du peuple est loin d’avoir constitué un obstacle à la proclamation d’un ?tat civil. Quant à la Syrie, précurseur de la laïcité dans l’Orient arabe, ?tat où la religion était pour Dieu et la patrie pour tous, voilà qu’elle est actuellement dévorée par une guerre civile sous bannière islamiste, ce qui n’atténue pas pour autant la part de responsabilité du régime dans ce qui est advenu du pays. Enfin l’Irak, qui était un ?tat laïque, ne cesse d’être déchiré par des guerres de sectes et d’ethnies.
L’arabisme signifie l’évolution des peuples de la région, avec leurs majorités musulmanes, vers l’édification d’un ?tat civil qu’ils n’ont jamais connu, ni sous le califat, ni sous le sultanat arborant des préceptes islamiques. Les islamistes traitent les défenseurs et les adeptes de l’arabisme comme le font les takfiristes ; c’est-à-dire qu’ils sont prêts à les excommunier, les considérant comme des hérétiques ou des apostats. Alors que les Arabes reconnaissent, en général, le rôle pionnier de leur concitoyens chrétiens dans la promotion de l’arabisme et l’élaboration de son système de pensée, les tenants du confessionnalisme, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, essaient de nier cette vision de leur identité et, ambitionnant le pouvoir, cherchent à exploiter la religion à des fins politiques. Il n’y a aucune différence entre celui qui accepte que l’?gypte soit régie par l’islam et celui qui réclame une part du pouvoir pour les chrétiens en parlant de partenariat sur ??une base confessionnelle, juste pour se garantir une portion du gâteau. Tous deux empêchent l’établissement de l’?tat et font peu de cas de la citoyenneté, ce qui constitue, en parallèle, une reconnaissance implicite de l’entité sioniste en tant que nation pour les juifs du monde entier.
La promotion de l’arabisme par les chrétiens
Ce qui frappe l’observateur au milieu des graves bouleversements politiques au Liban et dans la région, c’est l’émergence d’une hostilité à l’encontre du concept d’arabisme, et cela dans les milieux mêmes qui en avaient abrité les pionniers et avaient encouragé les tentatives de le formuler politiquement, indépendamment de son degré de réussite ou d’échec.
Il faut reconnaître que les partis qui avaient défendu l’arabisme, en ont abandonné les principes aussitôt arrivés au pouvoir – le plus souvent après un coup d’?tat militaire. Toutefois, renier son identité arabe sous prétexte de s’opposer à ces régimes qui ont camouflé leur dictature sous des slogans nationalistes, qu’ils soient baasistes ou nationalistes arabes, relève plus de l’auto-duperie et ne sert nullement à contrer l’ennemi ; cette attitude précipite plutôt l’abandon de l’arabisme par les musulmans, tentés alors d’embrasser l’islam politique et les mouvements fondamentalistes.
Par ailleurs, l’isolationnisme des chrétiens et leur rupture avec la réalité constituent une illusion mortelle, tout comme leur attente d’un secours international qui les protègerait contre la grande majorité de leurs voisins, dans leurs propres pays, alors que ceux-ci sont des victimes tout autant qu’eux, sinon plus. Ainsi, ce sont aujourd’hui les discordes et la guerre civile qui dessinent les contours de nos lendemains, dans une région qui tâtonne toujours pour trouver son chemin vers l’avenir.
Les pionniers de l’arabisme, qui l’ont défendu en tant qu’idée, doctrine et appartenance, étaient principalement des intellectuels chrétiens libanais, accompagnés de quelques Syriens et Palestiniens. Ils l’ont annoncé, et il s’est répandu dans tout l’Orient, en réponse à l’ottomanisation bien sûr, mais aussi et surtout pour établir l’identité originelle des peuples de cette région, dans leur histoire commune, passée et présente, et pour un devenir commun. (…)
Article paru dans As-Safir, le 1er février 2013, et actualisé pour le Safir francophone.