طلال سلمان

La monopolisation du pouvoir et l’effondrement des nations: ## du Baas et des nationalistes arabes aux Frères musulmans

Du plus proche Orient jusqu’aux confins de l’Occident, les mouvements de l’islam politique – Frères musulmans en tête – sont engagés, avec pour motif et unique mobile la conquête du « pouvoir », dans de féroces batailles qui débordent souvent leur cible initiale, à savoir les régimes au pouvoir, provoquant de graves dommages collatéraux aux dépens des sociétés arabes dans leur ensemble.
Le degré de férocité de la bataille peut varier d’une société à l’autre, pour des raisons de structure sociale ou en fonction des points forts et des failles des mouvements de l’opposition, ou encore selon la nature du pouvoir en place, son degré de connaissance ou d’ignorance de la conscience du peuple – véritable enjeu de la lutte – et de ses aspirations à un avenir meilleur. D’évidence, l’expérience politique contractée par ces sociétés au contact des mouvements de l’islam politique, et plus particulièrement celui des Ikhwân (Frères musulmans), a déteint sur le développement des événements actuels. Ces mouvements, dans certains pays arabes, sont bien enracinés et ramifiés, ayant acquis un droit de reconnaissance de par la longue histoire de leur opposition aux pouvoirs établis.
En ?gypte, précisément, l’actif des Frères consiste en plus de quatre-vingts ans de pratique dans l’arène politique et de lutte contre le pouvoir, quelles que soient la nature et les orientations idéologiques de ce dernier, lutte émaillée d’affrontements mortels, d’assassinats politiques, d’incarcérations massives sur plusieurs générations, sans oublier les transactions et tractations politiques, les nombreuses opérations secrètes… Ajoutons à cela l’apparition des Frères au grand jour, et leurs compromissions dans une participation au « système », fût-ce au prix d’un statut marginal et d’un soutien accordé au régime dans ses confrontations avec d’autres forces politiques jugées plus dangereuses…
Au Liban, en Syrie et en Irak, le passé politique des Frères musulmans ressemble dans la mémoire collective à un élément exogène, qui les laisse comme en marge des sociétés arabes. Ceci explique que l’efficience de la confrérie au niveau national ait longtemps été mise en doute ; et, par le passé, de graves accusations d’allégeance à l’étranger ont été proférées à son encontre. Il lui a même été reproché, parce qu’elle s’était aventurée loin des inclinations populaires, d’avoir failli ébranler l’unité nationale.
Il est manifeste qu’au Liban le rôle des Frères est resté accessoire en raison de la nature et des composantes de la société libanaise, d’autant plus que la communauté sunnite n’y détient pas une majorité démographique. Ces constatations ne sauraient cependant estomper l’évidence de leur récente résurgence, même si elle s’effectue dans des milieux précis et restreints, où elle est porteuse de slogans et d’une communication tempérés, comme pour bien se démarquer des courants extrémistes, d’Al-Qaïda en particulier. En Syrie, à l’opposé, les Frères ont exercé une influence certaine sur la vie politique ; leur organisation, reconnue dans les années 1950, avait participé aux élections législatives, y remportant quelques sièges… Cependant, peu avant la déclaration de fusion entre la Syrie et l’?gypte, en 1958, au sein de la République arabe unie, la confrérie fut dissoute et entra alors dans la clandestinité. Après l’échec de l’union, les Frères, tentant de reprendre leurs activités, se heurtèrent au « nouveau régime », sur lequel le parti Baas laïque avait assis son hégémonie.
A la fin des années 70 et au début des années 80, le régime allégua leur implication dans une série d’attentats visant non seulement la junte politique mais aussi des membres de l’élite scientifique et sociale (la plupart appartenant à la communauté alaouite), et les accusa également d’avoir cherché à s’emparer de plusieurs casernes militaires, entraînant des tueries. La réponse du régime fut le massacre de Hama (en 1982), qui éradiqua quasiment la branche militaire de l’organisation, et ceux qui survécurent furent parqués dans des camps de concentration.
En Irak aujourd’hui, les Frères musulmans sont en train de saper tous les efforts visant à consolider l’unité nationale. Tout en accusant de confessionnalisme le gouvernement en fonction, ils attisent eux-mêmes les feux d’un confessionnalisme antagoniste.
C’est ainsi que le citoyen arabe se trouve relégué au rang de victime, pris dans une guerre féroce des forces vives de la société, qui rivalisent à coups de slogans et de justifications, apparemment aveugles aux répercussions terribles de leurs actes. ? la une de cette « guerre », la confrontation entre les Frères et le peuple arabe, sous la bannière de l’accession au pouvoir puis de l’accaparement de ce pouvoir.
Il est vrai que cette confrontation n’est pas tout à fait nouvelle, mais elle a atteint un degré extrême lorsque les Frères se sont rapprochés du pouvoir puis l’ont entièrement conquis (comme ce fut le cas en ?gypte, entre juin 2012 et juin 2013) ou l’ont partagé, quoiqu’en position dominante, avec d’autres partis politiques (comme ce fut le cas en Tunisie) ou alors lorsqu’ils sont entrés en conflit avec toutes les autres factions (comme en Lybie)… Le plus affligeant, c’est que cette « mauvaise tradition » de monopoliser le pouvoir ne serait pas l’apanage de la confrérie mais plutôt une maladie contagieuse générée par la méconnaissance ou l’ignorance du phénomène, une pratique arabe incurable qui contamine jusqu’aux partis et mouvements politiques nationalistes et progressistes dans leur course au pouvoir, lequel est accaparé finalement par la seule force des armes… armes, dans la plupart des cas, aux mains de l’armée !
De la Syrie jusqu’au Yémen du Sud et en passant par l’Irak, l’« honneur » de la conquête exclusive du pouvoir était jusqu’ici réservé aux mouvements nationalistes et progressistes : le Parti socialiste arabe Baas en Syrie et en Irak (à partir de mars 1963), et au sud du Yémen, se séparant du « Nord » à la décolonisation britannique pour adopter le nom de République démocratique du Yémen (à partir de l’été 1967), le Mouvement des nationalistes arabes, lequel n’a pas tardé à se « gauchiser » au point de quitter l’orbite de l’arabité, voire de la contrer, sous la houlette du Parti socialiste à Aden.
L’Histoire est là qui se charge de nous rappeler que, dans ces contrées, la monopolisation du pouvoir par un seul parti se paie très cher. Lorsque, après avoir prôné une lutte pour de justes et nobles causes (unité, liberté, socialisme, ou socialisme, liberté, unité – tel étant, en résumé, la différence « idéologique » entre le Baas et les nationalistes arabes ou les Nassériens), le parti accapare le pouvoir, c’est alors tout le pays et son peuple qui en subissent les conséquences désastreuses. Le principal souci du parti, que ce soit le Baas ou le Mouvement des nationalistes arabes, aura été l’infiltration et le noyautage de l’armée en vue de son contrôle et, par son biais, du contrôle de tout l’?tat.
En Syrie et en Irak, le Baas a pu faire aboutir un tel plan et, par conséquent, armé de la force nécessaire, il a monopolisé le pouvoir tout en « décorant » la vitrine de son règne avec ce qui fut désigné du nom de Front national progressiste, un mélange d’organisations à influence limitée malgré l’imposante résonance historique de leurs noms dans les annales du militantisme. Dans les années 70 et plus récemment, une remarque plaisante a bien fait rire dans les chaumières, particulièrement celles de Syrie et d’Irak : « Le Front national progressiste, propriété du Parti arabe socialiste Baas ».
Pour en revenir à la tentative des Frères musulmans d’accaparer le pouvoir en ?gypte, il ne serait pas diffamatoire de constater que cette organisation (pourtant active depuis longtemps) n’a pas appris grand-chose, ni de sa propre expérience dans la lutte contre le régime, ni de l’expérience des autres organisations qui, bien qu’ayant constitué l’avant-garde de l’action nationaliste et progressiste dans différents pays, ont précipité l’effondrement de la nation une fois arrivées au pouvoir, plus portées par la force militaire que par la capacité de leurs programmes politiques à mobiliser les « masses républicaines ». Et voici que ces pays qu’elles ont gouvernés – la Syrie, l’Irak et le Yémen – vivent une période de guerres civiles alimentées et attisées au plus haut degré par l’ingérence étrangère.
En conclusion, dans le contexte concret des partis politiques à l’intérieur du monde arabe, du Maghreb au Machrek, il n’existe aucune chance pour qu’un seul parti vienne aujourd’hui à monopoliser le pouvoir ou gouverner au mépris de la volonté populaire, car celle-ci refuse une telle hégémonie. Aucun de ces partis ne pourrait prétendre représenter exclusivement le peuple.
Ils ont bel et bien échoué, ces partis qui pensaient pouvoir s’accaparer le nationalisme, l’arabisme ou le progressisme (autrement dit, le socialisme édulcoré), et leurs expériences ont été extrêmement onéreuses pour ces ?tats que d’« immortels guides » avaient régentés au nom de ces mêmes idéologies. Sans aucun doute, de tels partis ont pu réussir à polariser l’énergie populaire au début de leur « combat pour prendre le pouvoir et instaurer le gouvernement du peuple par le peuple », leurs principes politiques stipulant alors la reconnaissance des droits d’un peuple dans son pays, c’est-à-dire sur une terre où il se tient debout et non pas dans un hypothétique éden.
L’unique distinction entre l’expérience du Baas et des nationalistes arabes d’une part, celle des Frères musulmans d’autre part, réside dans la courte durée du séjour au pouvoir de ces derniers dans le cas de l’?gypte, tandis que la longueur du règne militariste, sous le couvert du parti Baas, aura été de quarante ans en Irak, et qu’en Syrie il a déjà dépassé les cinquante ans.
La question demeure… Où en est aujourd’hui l’Irak? Et la Syrie?

Article paru dans As-Safir, le 18 septembre 2013, et actualisé pour le Safir francophone.

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