La guerre en Syrie et contre elle a ajouté aux effets dévastateurs d’une sanglante hémorragie quotidienne, la menace de l’union nationale d’un peuple, lui qui lutta pourtant en pionnier pour l’unité de la nation arabe. Et les images qui nous racontent la fuite massive des Syriens au-delà des mers, indiquent que ce pays, tel que nous l’avons connu un siècle durant, ne sera plus jamais ce qu’il a été, même si la guerre cessait subitement. Le peuple syrien n’apparaît plus comme l’avant-garde d’un mouvement nationaliste arabe ambitionnant un meilleur avenir pour la nation, ou œuvrant à l’édification d’un Etat puissant et influent au niveau régional. Au contraire, voilà que sous les regards du monde entier il s’est désintégré pour régresser en ses composantes primaires, Arabes bédouins ou urbains, Kurdes, Turkmènes, Syriaques, et éclater en une multitude de confessions, sunnites, alaouites, chrétiens orthodoxes, druzes, ismaéliens, chiites, yézidis, sabéens, et d’autres encore.
De plus, les Syriens dans leur majorité ne résident plus là où ils résidaient depuis des centaines d’années. A présent divisés, certains se sont répartis à l’intérieur du pays partout où ils pouvaient s’abriter, déplacés depuis les zones de conflit, qui s’élargissent sans cesse, vers des régions temporairement considérées comme sûres. Un million et demi de personnes environ se sont réfugiées au Liban, un million en Jordanie et plus d’un million en Turquie, sans oublier cet autre million qui tente de traverser ce pays pour n’importe quelle destination européenne qui accepterait de lui octroyer un statut de réfugié… Cela ne signifie pas que le reste des Syriens vit en sécurité, là où il a toujours résidé : non, la guerre a dangereusement modifié la carte démographique, obligeant des populations du nord de la Syrie (d’Alep, d’Idlib ou de Jisr Al Choughour) à se déplacer vers la côte, à Lattaquié, Tartous ou Banias, tandis que d’autres venant du sud (de Deraa et du Hauran) se sont installées à Damas et dans sa banlieue… Fuyant le meurtre collectif sous les roquettes et les obus d’artillerie, ou quittant une vie qui n’en est plus une dans les décombres de leurs maisons, d’autres partent à pied vers l’inconnu, bafoués dans leur dignité, ou se livrent à la mer, pour se voir, s’ils survivent à la noyade, reçus par les visages froids et sévères de gardes-frontières. L’identité était un honneur, elle résonne comme une accusation, elle n’est plus qu’une carte de mendicité, une condamnation pour ses porteurs. Ceux-ci saignent de honte, honte d’être soi, d’appartenir à cette terre pour laquelle leurs ancêtres et leurs pères ont jadis donné leur vie, pensant la conserver comme une patrie honorable qui serait toujours fière de ses fils et de ses petits-fils, autant que ceux-ci devaient en être fiers… La patrie n’est plus qu’un frêle radeau de fortune dont se jouent les vents, élevé sur la crête des vagues puis fracassé au fond des océans…